31 janvier 2023 à 12h00

Indemnisation des victimes d'accident ou de maladie professionnels : un revirement de jurisprudence au profit des victimes

Indemnisation des victimes d'accident ou de maladie professionnels : un revirement de jurisprudence au profit des victimes
Francis Kessler
Francis Kessler
Avocat, Senior Counsel, Maître de conférences, Directeur du master Droit de la protection sociale d'entreprise, École de droit de la Sorbonne
Gide Loyrette Nouel, Paris, Université de Paris 1

La loi du 9 avril 1898 a substitué à la responsabilité civile le principe d’une responsabilité sans faute de l'employeur, en contrepartie d'une indemnisation versée aujourd’hui par la caisse primaire d'assurance maladie, sans proportionnalité entre la faute et le préjudice, du salarié victime d’un accident de travail ou d'une maladie professionnelle reconnue. Bien que souvent critiqué, notamment du fait de la modestie des rentes versées en cas d'incapacité permanente, le législateur n'a pas modifié ce « compromis historique », préférant ajouter des mécanismes ad hoc – sous forme de fonds d'indemnisation – destinés à compléter la prise en charge des victimes de l'amiante (FCTAA et FIVA) ou, dans le monde agricole, de produits phytosanitaires.

La jurisprudence, aiguillonnée par les conseils des victimes, a contribué dans ce cadre législatif figé, par de nombreuses décisions, à améliorer l'indemnisation des victimes. Les outils en ont été une nouvelle définition de la faute inexcusable conduisant à une majoration (quasi) automatique et de surcroît au taux maximum des rentes accident du travail. La Cour de cassation a également, incitée en cela par le Conseil constitutionnel, accepté de « nouveaux préjudices » dont la réparation avait jusqu'alors été refusée au titre de l'indemnisation complémentaire visée à l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale.

Les arrêts d'Assemblée plénière de la Cour de cassation du 20 janvier 2023 apportent, à nouveau dans une affaire liée à un décès du fait de l'amiante, une autre pierre à l'édifice de ces créations jurisprudentielles (cass. ass. plén. 20 janvier 2023, n° 20-23673 BR ; cass. ass. plén. 20 janvier 2023, n° 21-23947 BR).

Contexte

Deux salariés sont morts d’un cancer des poumons après avoir inhalé des poussières d’amiante dans le cadre de leur activité professionnelle. Saisis par les ayants droit dans les deux affaires qui ont amené la Cour de cassation à rendre une décision en Assemblée plénière le 20 janvier 2023, les juges du fond ont, dans la logique des « arrêts amiante » de 2002, reconnu qu'il y avait faute inexcusable de l'employeur.

Les deux arrêts d'appel en cause diffèrent quant aux conséquences financières de cette reconnaissance. La cour d'appel de Nancy, statuant sur renvoi d'une décision antérieure de la Cour de cassation, a indemnisé les souffrances physiques et morales subies par la victime sans tenir compte de l'indemnisation procédant de la rente qu'il avait perçue.

La cour d'appel de Caen avait pour sa part suivi la jurisprudence constante de la Cour de cassation, en considérant que la rente versée à la victime d'un accident du travail indemnisait non seulement les pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité, mais également le déficit fonctionnel permanent, entendu comme une réparation distincte des souffrances physiques et morales, à condition que ce dernier élément soit prouvé par la victime ou, comme en l’espèce, par les ayants droit. Ces derniers n'ayant pas pu prouver ce déficit fonctionnel permanent, ils n'ont pas pu bénéficier d'indemnisation à ce titre.

Un revirement de jurisprudence

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation approuve le raisonnement dissident de la cour d’appel de Nancy et casse l’arrêt conforme à sa jurisprudence antérieure de la cour d’appel de Caen : désormais la rente ne répare plus le déficit fonctionnel permanent.

Trois motifs, justifiant la nouvelle logique réparatrice, figurent en termes identiques dans les deux arrêts du 20 janvier 2023.

Pour l'Assemblée plénière, le mécanisme jusqu'alors à l'œuvre pour la détermination du déficit fonctionnel permanent ne se concilie qu' « imparfaitement avec le caractère forfaitaire de la rente au regard du mode de calcul de celle-ci, tenant compte du salaire de référence et reposant sur le taux d'incapacité permanente » : les deux approches seraient incompatibles.

De plus, la charge de la preuve du déficit fonctionnel permanent qui pèse sur les victimes (ou leurs ayants droit) est « parfois » trop difficile à administrer.

La haute juridiction judiciaire s'appuie enfin sur la jurisprudence du Conseil d'État élaborée à l'occasion de litiges de recouvrement des sommes avancées par la CPAM auprès des employeurs et pour lequel, « la rente d'accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle ».

Les conséquences

Un poste de préjudice distinct réparé

Un poste de préjudice distinct et personnel, le déficit fonctionnel permanent, va être susceptible d'être indemnisé. Il s'additionnera à la rente forfaitaire calculée en appliquant au salaire de référence de la victime un taux d'incapacité permanente, mais également à la majoration de la rente au taux maximum qui résulte de la reconnaissance de principe de la faute inexcusable.

Le déficit fonctionnel permanent est une notion qui n'est pas prévue par le code de la sécurité sociale.

Cette notion ressort de la « nomenclature Dintilhac », qui définit le déficit fonctionnel permanent comme une incapacité médicalement constatée après consolidation qui établit que le dommage subi est à l’origine de troubles sur les fonctions physiques et psychiques de la victime. À ce titre, le rapport Dintilhac ajoute que doivent être indemnisés « non seulement les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime, mais aussi la douleur permanente qu’elle ressent, la perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien ».

Cette approche est traduite dans l'arrêt de la cour d'appel de Caen en « la réduction définitive du potentiel physique, psycho-sensoriel ou intellectuel résultant de l'atteinte à l'intégrité anatomo-physiologique médicalement constatable à laquelle s'ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques liées à l'atteinte séquellaire ainsi que les conséquences liées à cette atteinte dans la vie quotidienne » et devient « l'ensemble des souffrances physiques et morales causées et éprouvées depuis l'accident ou l'évènement qui lui est assimilé, au nombre desquelles figure l'angoisse de mort imminente qui constitue une des composantes des souffrances morales pour autant qu'elle soit caractérisée » dans le syllogisme de la cour d'appel de Nancy.

Les questions de la preuve de ce déficit fonctionnel permanent et du quantum de la réparation ainsi accordée seront au cœur des prochains débats judiciaires.

Vers une hausse des cotisations de l'employeur

L'indemnisation améliorée des victimes ne va pas être sans conséquences sur les cotisations à verser par l'employeur de la victime.

On sait que la « tarification » des accidents du travail est fonction du risque et que l’article L. 452-2 du code de la sécurité sociale met à la charge de la caisse d’assurance le versement des majorations pour faute inexcusable. L’employeur ne prend donc pas à sa charge directe et personnelle la réparation des conséquences de l’accident du travail.

Cependant, le dernier alinéa de l’article L. 452-2 dispose que « la majoration est payée par la caisse qui en récupère le capital représentatif auprès de l’employeur dans des conditions déterminées par décret », autrement dit par une cotisation supplémentaire à la charge de l’employeur, qui vient s’ajouter aux cotisations sociales.

Une hausse de cotisations est dès lors inéluctable.

Les positions et opinions émises dans cette rubrique n'engagent que leur auteur.